Chez moi, il y a les incontournables de la vie quotidienne, bon, je ne vais pas revenir sur les toilettes, elles vont bien, malgré une petite fuite ou deux qui nous obligent à ouvrir et fermer la vanne à chaque utilisation. Mais bon, tel n’est pas l’objet de mon propos, je n’ai pas pour habitude d’exposer mes soucis domestiques. Je vais parler des taxis. J’entends d’ici les soupirs exaspérés…
Pourquoi parler une énième fois de cette démonstration de luxe, incompatible avec mon statut de coopérant. Bon, les prix n’ayant pas augmenté le premier décembre, la coopérative de taxi de Jinotega étant depuis longtemps affranchie de la communauté tarifaire des CFF, il se trouve que le trajet vaut toujours quelques 45 centimes suisses.
Luxe, paresse ? Que non ! Mes périples en taxis collectifs (j’ai réduit la cadence à deux ou trois voyages hebdomadaires) sont pour moi autant de minutes d’études sociopolitiques de la vie jinotegana et d’échanges interculturels. Depuis maintenant une année et quatre mois que je vis ici et que je déplace régulièrement ma personne dans les taxis plus ou moins brinquebalants, je crois être considéré comme un fidèle passager.
Fidèle passager ? Autre manifestation de luxe ? Encore une fois, ne tirons pas de conclusions trop hâtives. Ce statut me donne effectivement le droit d’être inclus dans les conversations et d’être interpelé sur mon appartenance politique que j’esquive diplomatiquement par un : " Je suis Suisse ! "
Cette mise en touche de la question, loin de satisfaire le chauffeur et mes co-passagers (je rappelle pour ceux qui n’ont pas bien lu notre blog, que les taxis sont collectifs), ouvre les champs d’un interrogatoire plus serré encore. Et j’entends fuser les questions : « vous êtes chinois, japonais, coréen ? ». En général, les questions géographiques s’arrêtent là, l’Asie se limitant au géant socialiste, à Toyota, Hyundai et Kia. Immanquablement je réponds par le désormais célèbre « je suis Suisse ». J’attends ensuite la question suivante qui ne saurait tarder. Une fois mon co-passager de droite descendu, le nouveau monte et notre chauffeur lui fait un rapide résumé de notre conversation, entaché d’erreurs que je me garde bien de corriger si je tiens à entendre la question suivante.
Je sens l’impatience de mes lecteurs de connaître la fameuse question, pour l’avoir si souvent entendue, j’en oublie à quel point j’ai pu titiller la curiosité. Cette fameuse question,- après que le chauffeur a clairement expliqué à notre nouvel interlocuteur que je suis Chinois mais que je ne suis pas de Chine mais de Corée et que je ne parle pas japonais et que je suis Suisse,- jaillit de toutes les bouches présentes, moins la mienne bien sûr : « Alors vous parlez le suisse ? ».
Il me reste heureusement 500 mètres de parcours pour l’incompréhensible réponse : « En Suisse on ne parle pas le suisse, on parle 3 langues officielles ». Que les Grisons rhéto-romanches me pardonnent l’omission de leur idiome, 500 mètres, c’est un peu court pour tenter d’expliquer la situation linguistique helvétique, si en plus je dois expliquer que …, bref, on m’aura compris.
En général donc, je parviens à parcourir cette ultime distance et à sortir de mon taxi, laissant mes compagnons à leurs réflexions, mais tout dépend du nombre de compte-rendu effectués par mon chauffeur et surtout du début de l’interrogatoire. Il arrive donc que, peu satisfait de ma dernière réponse, on me demande une fois de plus, et ce malgré mes explications claires et concises : « Ah, comme ça vous parlez plusieurs langues, mais comment dites-vous bonjour en langue suisse ? ». C’est à ce moment-là, que loin de m’exaspérer, afin de susciter l’éveil à la culture générale, je parle enfin des 60'000 rhéto-romanches et du patois évolènard. Personne n’y comprend rien, c’est pas grave, du moment qu’il me reste encore deux ans d’explications à donner sur mes origines, que je leur parle des divers Switzerdütch et du patois gruyérien. Tout est déjà tellement clair que je trouverai dommage que trop de précisions me fasse manquer mon « Dale pue, Chino ! ».